CHAPITRE III

Le lendemain vers 11 h 30, l'inspecteur Donald Irwin ne fut qu'à demi surpris lorsque son adjoint lui annonça la visite des trois témoins qui, déjà dans le courant de la nuit, s'étaient spontanément présentés pour relater le « prétendu » kidnapping du professeur Hammerstein par une « prétendue » soucoupe volante.

Irwin eut dès lors le pressentiment que cette nouvelle visite ne présageait rien de bon pour sa tranquillité ! Il accueillit donc le trio avec l'aimable minois du bouledogue auquel l'on vient de chiper son os !

— Alors ? Vous vous êtes finalement souvenu d'un... « petit détail », hein ?

— Comment l'avez-vous deviné ? fit candidement Forrest en déposant sur son sous-main l'agrandissement réalisé par Bill Howard.

Pendant quelques secondes, il fut à craindre que les yeux du policier ne tombent sur le cliché tellement ils semblaient jaillir de leurs orbites ! Son visage passa de la pâleur subite au rouge de l'apoplexie et il parvint à bégayer de fureur :

— Pourquoi ne m'avez-vous pas dit que vous aviez pris cette photo ? Vous avez délibérément soustrait à mes investigations un élément capital ! Dissimuler une telle pièce à conviction est un délit, un délit très grave et...

— Vous permettez ? fit posément Forrest. Si cette « pièce à conviction » est maintenant sur votre bureau, c'est que nous n'avions pas l'intention de la cacher, n'est-ce pas ? Avant de vous l'apporter nous-mêmes, nous tenions à nous assurer que le cliché était bon. En quoi avons-nous commis un délit, je vous le demande ?

Par la fenêtre ouverte, au rez-de-chaussée de la Police Station de Kenneth Road, leur parvint la voix excitée d'un crieur de journaux :

— Demandez l'édition spéciale ! Le professeur Hammerstein enlevé par une soucoupe volante ! Demandez l'édition spéciale ! Photo sensationnelle de l'engin et du savant disparu !...

Avec une rapidité dont on ne l'aurait point cru capable, le policier trapu et ventripotent se rua vers la fenêtre et appela le vendeur de journaux avec un rugissement qui lui fit instinctivement rentrer la tête dans les épaules !

Irwin revint avec un journal, l'ouvrit sur son bureau, compara la photo qui s'y étalait sur cinq colonnes avec l'agrandissement apporté par les témoins et se laissa choir lourdement sur son fauteuil. Il avait l'air soudain du plus malheureux des hommes et murmura, effondré :

— Vous avez fait ça ! Vous avez osé faire ça !

— Fallait pas ? s'étonna Forrest avec une candeur désarmante.

Donald Irwin serra les poings, pinça les lèvres et explosa :

— Non !

— Une nouvelle loi, sans doute, promulguée ce matin même et que nous ignorions, en toute bonne foi ? hasarda Harry Forrest, sans se départir de son calme.

Irwin prit une profonde goulée d'air, tambourina de ses doigts boudinés sur le sous-main et parvint à se maîtriser, pour répondre :

— D'accord, Forrest, il n'y a aucune loi qui interdise à un civil de donner une photo de ce genre à la presse ; mais vous auriez dû me confier d'abord le négatif pour qu'il soit examiné par les experts de l'Air Force...

— Lesquels experts se seraient empressés de le mettre à l'ombre en prétendant ensuite ne pas savoir de quoi nous voulions parler ? répliqua Forrest, non plus avec candeur, cette fois, mais avec un masque dur. Vous faites votre boulot, inspecteur, et nous faisons le nôtre qui consiste — ce n'est un secret pour personne — à dénoncer la scandaleuse politique d'étouffoir que mène l'Air Force depuis trente-cinq ans ! Grâce à Dieu, nous sommes dans un pays libre, démocratique et nous avons le droit d'exprimer notre opinion ! Nous ne nous en privons pas !

» Et depuis tout ce temps, l'Air Force, s'appuie sur la caution d'hommes de science à sa solde, tente de ridiculiser le problème des U.F.O's, alléguant qu'il s'agit là de fadaises ([12]). Nous savons qu'il n'en est rien et nous nous battrons, s'il le faut, pour faire entendre notre voix !... Oh !

Bien sûr, certains services ultra-secrets peuvent nous supprimer, nous assassiner, comme ce fut le cas déjà pour de nombreux chercheurs, mais qu'importe ? Il restera toujours des hommes libres pour dénoncer cette politique criminelle !

» J'ai dit que nous vivions dans un pays démocratique, c'est vrai. Mais cela ne signifie pas pour autant qu'il n'y a pas des menées occultes visant à étouffer la vérité ; peut-être à l'insu même du Président !

— Vous divaguez, Forrest, soupira l'inspecteur.

— Allez dire ça aux proches d'Edward G. Ruppelt, par exemple ! Ruppelt a dirigé pendant des années le Project Blue Book, la commission de l'Air Force, chargée — soi-disant — d'étudier le phénomène soucoupe. Puis, il démissionna de cette commission, écrivit un livre remarquable qui ne laissait subsister aucun doute sur sa conviction en la matérialité des faits exposés. Peu de temps après, il mourait, d'une crise cardiaque, comme beaucoup d'autres personnes devenues trop gênantes ([13]).

» Evidemment, à l'instar des gens que ces problèmes n'ont jamais préoccupé, vous ignorez tout des exactions commises par cet organisme mystérieux qui œuvre dans l'ombre et n'hésite pas à supprimer les spécialistes qui ont trop parlé... ou trop écrit ! Le cas des U.F.O's, Irwin, dissimule quelque chose d'énorme, d'insoupçonnable, même par nous qui sommes pourtant les mieux informés en ce domaine. Quelque chose de tellement extraordinaire que ledit organisme a recours au meurtre — toujours camouflé en suicide, attaque cardiaque ou cancer galopant — pour faire taire à jamais ceux qui...

Une étrange trépidation du parquet l'interrompit ; à l'exemple de ses amis et du policier, il dut se retenir à la fois au bureau et à son siège pour ne pas perdre l'équilibre. Un grondement sourd, impressionnant, accompagné de craquements semblait provenir du sous-sol de l'immeuble. La porte s'ouvrit violemment et un policeman cria :

— Un tremblement de terre, chef !

Ils n'avaient pas eu besoin de cette précision pour comprendre et s'étaient rués dans le hall. Détachés du plafond, des morceaux de plâtre tombaient sur leur tête et leurs épaules ; d'une pièce voisine leur parvint le bruit de divers objets chutant sur le parquet. Ils sortirent en courant sur la Kenneth Road où des gens affolés s'enfuyaient en tous sens. D'autres sortaient précipitamment de chez eux, hagards, terrorisés, entraînant des enfants en pleurs. Seuls les automobilistes n'avaient pas encore pris conscience du séisme qui secouait Los Angeles.

Il y eut encore trois secousses rapprochées, de faible amplitude et le calme revint. Dans la large avenue, les buildings paraissaient intacts ; seule une lézarde apparaissait sur la façade d'un vieil immeuble. Ici et là, des morceaux de corniches s'étaient détachés et jonchaient les trottoirs ; plusieurs personnes avaient été blessées par leur chute.

— Je crois que... c'est fini, bredouilla Monica qui s'était réfugiée dans les bras de Dorval.

Ce dernier essaya de sourire à la jeune femme, très pâle :

— Oui, le grondement souterrain, les secousses ont cessé. Géologiquement, la Californie est assez instable ; les séismes n'y sont pas rares, mais, en général, leurs degrés dans l'échelle de Richter sont peu élevés. Hormis, évidemment, l'effroyable tremblement de terre qui détruisit San Francisco en 1906.

Harry Forrest avait ôté son veston et le secouait, l'époussetait pour en chasser les traces de plâtre et de gravats :

— Plus de peur que de mal. Nous avons eu aussi plus de chance que ces passants, fit-il en désignant un homme et, plus loin, deux vieilles dames qui gisaient sur le trottoir, entourées maintenant par des passants et deux policemen.

Avant de réintégrer son bureau, l'inspecteur Irwin grommela à ses visiteurs :

— J'espère que vous n'avez pas « oublié » un autre détail, vous trois ! Je vais transmettre mon rapport — et votre cliché — aux autorités supérieures qui vous convoqueront, si elles l'estiment nécessaire...

 

*

 

Lorsque cette seconde journée de l'International U.F.O's Groups Convention s'acheva, le président Forrest, les délégués étrangers et particulièrement Dorval et Monica furent assaillis par une nuée de journalistes auxquels l'accès de la réunion d'étude avait été interdit. Le jardin du motel regorgeait de monde et les reporters, photographes ou cameramen, mitraillaient les congressistes.

Suivi par un opérateur muni d'une caméra électronique, un reporter de la chaîne N.B.C., le micro à la main, se fraya un chemin parmi la foule ; il parvint enfin à « harponner » les trois témoins de l'enlèvement du professeur Hammerstein alors qu'ils venaient de trouver une table miraculeusement libre, dans cette cohue !

— Amis téléspectateurs, commenta le reporter, nous avons pu — enfin — approcher les héros de cette fantastique aventure : j'ai nommé Monica Rimbaldi, la déléguée des groupes d'étude italiens, Harry Forrest, le président de la Convention et Ray Dorval qui, lui, représente l'I.M.S.A., c'est-à-dire l'Institut Mondial des Sciences Avancées.

» Harry Forrest, voulez-vous expliquer à nos téléspectateurs comment les choses se sont passées ?

— Volontiers, mais je dois tout d'abord rectifier votre élogieuse présentation ; nous ne sommes pas les héros, mais seulement les témoins de cette aventure. Nous avons eu la chance de nous trouver au bon moment à l'endroit qu'il fallait ! notifia-t-il pour relater ensuite les circonstances de l'enlèvement.

— Et vous, Ray Dorval, vous aviez en main votre appareil photographique ?

— Non, il était resté à l'arrière de la voiture. J'ai crié à Monica de me l'apporter tandis que je courais sur la route en lacet pour me rapprocher de l'astronef...

Le commentateur présenta le micro à la jeune femme qui enchaîna :

— J'ai réalisé qu'en cherchant à apporter l'appareil à Ray, je risquais d'arriver trop tard : le professeur Hammerstein était déjà au milieu du plan incliné menant à l'écoutille ventrale du disque juché sur son train d'atterrissage. J'ai alors décidé de prendre une photo, cette unique photo que la presse a publiée aujourd'hui.

— Harry Forrest, vous et vos amis n'aviez jamais rencontré le professeur Hammerstein, auparavant ?

— Jamais, mentit avec aplomb le président de la Convention. Nous connaissions de réputation cet astrophysicien éminent.

— Saviez-vous qu'il s'intéressait au problème des U.F.O's ?

— Pas le moins du monde. De grands savants doivent s'y intéresser, cela n'est pas douteux, malgré l'indifférence qu'ils affichent publiquement à l'égard de ces engins. Peut-être le professeur Hammerstein était-il de ceux-là ? Mais rien, en tout cas, ne me permet de l'affirmer.

— Quel sort les Extra-Terrestres pourraient-ils réserver à cet homme ?

— Nous n'en avons pas la moindre idée, répondit Dorval. Sans doute veulent-ils sonder nos connaissances et, pour ce faire, enlèvent-ils parfois des Terriens ?

— Soit, mais si ce que l'on raconte est vrai, d'autres personnes ont été enlevées qui n'étaient ni des spécialistes ni des scientifiques, objecta le reporter. Est-ce à dire que les occupants des disques volants « pèchent » parfois des « cobayes » humains ? Doit-on en conclure à une hostilité de leur part ?

— Nous ne le croyons pas, rétorqua Forrest. Il faut se garder de verser dans l'anthropocentrisme et de prêter à ces créatures des intentions qu'elles n'ont peut-être pas. Leurs actes nous paraissent souvent incompréhensibles parce que nous les jugeons avec la seule optique dont nous disposons : l'optique humaine, qui n'est pas nécessairement la leur.

» Renversez le problème et astreignez-vous à juger « du point de vue de Sirius » certains travers de notre société : les famines de l'Inde où des milliers d'enfants et d'adultes meurent de faim dans les rues... encombrées de vaches que leurs croyances stupides leur interdisent de manger ; les massacres de certaines ethnies africaines par des potentats passant allègrement du grade de juteux à celui de général ; le triomphe insolent de la pègre sur les braves gens que la police est impuissante à protéger ; les trafiquants de drogue qui empoisonnent notre jeunesse ; les politicards qui s'enrichissent sur le dos de ceux qui les ont naïvement élus, j'en passe et des meilleures !

» Ces forfaitures, croyez-vous qu'elles soient compréhensibles, aux yeux d'une espèce pensante venue d'ailleurs ?

Embarrassé par la tournure de ce réquisitoire imprévu, le reporter s'empressa d'enchaîner :

— Si vous le voulez bien, parlons à présent de votre Convention qui réunit à Los Angeles les plus grands spécialistes mondiaux d'ufologie.

— Justement, nous ne le voulons pas, se dérida le président Forrest. Notre Convention, pendant trois jours, se propose de faire le point sur tous les problèmes soulevés par la venue sur la Terre de ces engins originaires d'autres systèmes solaires. Demain, à dix-sept heures, notre troisième et dernière journée d'étude s'achèvera. Une conférence de presse est prévue à ce moment-là et nous répondrons alors à toutes vos questions, mais pas avant.

Persuadé qu'il ne retirerait rien de plus de cette interview, le reporter rendit l'antenne et prit congé, imité par ses nombreux collègues qui avaient mitraillé leur groupe avec leurs appareils photographiques ou leurs caméras.

Lorsque les trois amis voulurent se rasseoir, après le départ du commentateur de la N.B.C., ils constatèrent qu'une de leur chaise avait été « empruntée » par l'un des consommateurs installés dans le jardin du motel. Dorval laissa Monica en compagnie de l'Américain et partit en quête d'un siège vacant qu'il finit par trouver. Il allait l'emporter, mais trébucha sur son lacet, une fois de plus dénoué ! En maugréant, il se baissa pour le renouer mais éprouva aussitôt une curieuse sensation : l'air s'était mis à vibrer autour de lui et, fugitivement, un bourdonnement douloureux martela ses tympans. Quand il se redressa, il vit à deux pas de lui un homme chanceler et s'affaisser. Des consommateurs s'étaient levés précipitamment pour lui porter secours ; il s'agissait d'un reporter, à en juger par l'appareil à flash électronique qu'il avait lâché en s'écroulant.

Forrest et Monica accouraient, eux aussi. Ils trouvèrent le Français penché sur le reporter, la main appliquée sur son cœur. Dorval secoua tristement la tête :

— Je crains qu'il n'y ait plus rien à faire, pour ce pauvre type.

Il s'était relevé, regardait curieusement autour de lui le jardin, puis le bâtiment principal du motel abritant au rez-de-chaussée le bar, l'office, les bureaux et, à l'étage, des chambres et des studios.

— Que cherchez-vous, Ray ?

Tiré de ses pensées, il répondit un peu hâtivement :

— Rien, Monica...

Puis il s'adressa aux clients les plus proches de la victime :

— N'avez-vous pas remarqué une chose... bizarre, une sorte de frémissement de l'air, au moment où je me suis baissé pour renouer mon lacet ?

— Si, confirma une vieille dame. J'ai éprouvé un léger malaise et mes oreilles ont bourdonné... La gauche, surtout, mais ce fut très fugitif.

— La gauche ? répéta Dorval, perplexe, en regardant le siège qu'avait occupé la vieille dame.

Il se replaça exactement où il était au moment de l'incident, c'est-à-dire à deux pas du cadavre qui le séparait du siège de la cliente, et se retourna lentement pour faire face au bâtiment du motel. Des yeux, il traça en oblique une droite partant du point qu'occupaient la tête et particulièrement l'oreille gauche de la vieille dame lorsqu'elle était assise. La ligne, en remontant, traversait sa poitrine, à lui, Dorval et aboutissait — au juger — à une fenêtre du premier étage du motel ; la quatrième en partant de la droite et la seule qui fût entrebâillée.

— Harry, conseilla-t-il, tâchez de savoir qui est cet homme ; regardez son portefeuille avant l'arrivée de Police secours. Je veux vérifier quelque chose...

Il s'élança ensuite vers le bar, gagna le bureau du motel et parlementa un instant avec le réceptionniste.

— La quatrième fenêtre en partant de la droite ? réfléchit celui-ci en consultant son livre des entrées. C'est une chambre qu'un M. Harold Lindsay a louée dans le courant de l'après-midi. Il vient à peine de sortir, d'ailleurs ; vous l'avez raté d'une minute.

— Lui aussi, rumina-t-il machinalement.

— Pardon ?

— Je dis que c'est dommage. Par l'entrebâillement de la fenêtre, j'ai cru reconnaître en lui une vieille connaissance... Je vous remercie.

Il rejoignit ses amis dans le jardin et Monica le fixa avec inquiétude :

— Vous avez trouvé ce que... vous cherchiez, Ray ?

— Non, pas tout à fait, répondit-il, évasif, en jetant un coup d'œil au médecin qui, appelé par la direction du motel, se relevait après avoir examiné le reporter.

— Cet homme est mort, annonça-t-il. Crise cardiaque, apparemment.

— J'ai jeté un coup d'œil à ses papiers, confia Forrest. Ce reporter travaillait au Daily News... Et j'ai trouvé ça dans la poche gauche de son veston, ajouta-t-il à mi-voix en donnant au Français un petit étui de cuir, oblong et plat.

L'étui renfermait un peigne et les débris d'un étroit miroir littéralement réduit en miettes infimes qui tombèrent en pluie dans le creux de la main de Dorval, lorsqu'il l'inclina.

La sirène du véhicule de Police secours créa une diversion. Dorval en profita pour faire couler les débris de verre dans l'étui qu'il empocha ensuite discrètement. Laissant le médecin s'entretenir avec les policemen et les brancardiers, Dorval entraîna ses amis vers le parking, au-delà du jardin :

— Ce reporter n'est pas mort d'une crise cardiaque ordinaire et vous allez comprendre pourquoi. Au premier étage du motel, une seule fenêtre est entrebâillée. En traçant une droite imaginaire depuis cette fenêtre, la droite en question passait par ma poitrine... Du moins, elle aurait dû passer par ma poitrine si je ne m'étais pas baissé pour renouer mon lacet ! A cet instant précis, le reporter, quittant la table voisine de celle de la vieille dame, se trouva entre elle et moi... et reçut alors ce qui m'était destiné !

— On aurait donc tiré sur vous avec une arme silencieuse ? s'écria la jeune femme, affolée rétrospectivement. Pas avec un pistolet, pourtant, puisque la victime ne portait aucune blessure apparente.

— En effet, Monica, ce n'était pas une arme normale. Cette arme utilisait des vibrations, en guise de projectiles ; des ultra-sons, j'imagine, qui réduisirent en miettes le petit miroir du reporter et bloquèrent son cœur, paralysant ses fibres cardiaques.

— Une arme inconnue de nous, murmura Forrest, soucieux. Vous pensez aux... Extra-Terrestres, Ray ?

— Je ne sais que penser, Harry. Tout est possible, mais Harold Lindsay, le type qui occupait la chambre du premier étage — d'où semble bien être parti ce flux ultra-sonique — était un homme comme vous et moi. Il a loué cette chambre — numéro quatorze — dans le courant de l'après-midi et venait de sortir — comme par hasard — une minute après l'attentat.

— Et en voulant vous tuer, il a descendu ce journaliste qui passait malencontreusement entre vous et la table où vous étiez allé prendre la chaise ! Oh ! Ray, soupira la jeune femme en lui prenant le bras, émue. Et dire que vous pestiez depuis quarante-huit heures contre vos lacets ! Ce sont eux qui vous ont sauvé !... Mais pourquoi a-t-on voulu vous supprimer ?

— Je ne voudrais pas être un prophète de malheur, Monica, mais vous et Harry êtes aussi visés. A cause de la publication de cette photo dans la presse, je le crains. Cela m'incite à penser que le meurtrier est bel et bien né sur cette planète ! Et le diagnostic du médecin sera certainement confirmé par l'autopsie : crise cardiaque. Cela ne vous dit rien ?

— Bon Dieu ! s'exclama l'Américain. C'est d'une crise cardiaque dont sont morts, ces dernières années, nombre de spécialistes en ufologie !

— Exactement, Harry ! Et allez donc chercher quelque chose d'anormal à ce genre de mort, à notre époque ! Qui songerait à une arme ultra-sonique bloquant les fibres du muscle cardiaque ?

— Le sinistre Groupe Spécial 54/12, hein ? fit l'Américain. Ce service Top Secret auquel Smith avait implicitement fait allusion, deux ans avant sa mort. Un livre curieux a été publié aux States, en mai 1964, sous le titre Le gouvernement invisible, relatant la création, durant le mandat du président Eisenhower, d'un service connu sous le nom-code 54/12 et chargé des opérations les plus confidentielles, ignorées même de la CIA ([14]). Ce groupe détiendrait la puissance cachée d'un gouvernement invisible, autorité supranationale qui agirait dans l'ombre du Conseil National de Sécurité, voire, à l'insu peut-être de celui-ci.

— Et la liquidation des ufologues approchant de trop près la vérité entrerait dans ses attributions, conclut Dorval.

— Si votre hypothèse est la bonne, Ray, ce ne sont pas des gilets pare-balles qui nous protégeront, dans l'éventualité où nous figurerions sur la liste du Groupe 54/12 ! Quant à vous, Monica, si vous voulez mon avis : quittez Los Angeles et même les States. Regagnez l'Italie ! Vous y serez sans doute plus en sécurité qu'ici.

Elle haussa les épaules, nerveuse, malgré ses efforts pour cacher son inquiétude :

— C'est vous qui le dites. En rentrant chez moi, je ne ferai que reculer l'échéance, si de groupe a décidé de nous supprimer, tous les trois.

— Monica a raison, Harry. Le 54/12 — lui ou tout autre service chargé de ces basses besognes — opère sur la Terre entière. Wilbert Smith a été supprimé au Canada ; le Dr Olavo Fontes, professeur dans une faculté de médecine au Brésil, est mort d'un « cancer galopant » ([15]), comme tant d'autres et notamment Waveney Girvan, à Londres, le dynamique rédacteur en chef de la Flying Saucer Review ([16]). Quant au général Ailleret, qui avait annoncé son intention de créer une commission d'enquête efficace sur les soucoupes volantes, il a péri dans un accident d'avion avec sa famille. Certes, l'accident fut parfaitement « expliqué », mais il n'en demeure pas moins que le général français Ailleret n'est plus. Un accident vraiment opportun !

» Et les savants, les autorités continuent de bêler, de vitupérer contre d'imaginaires soucoupes et contre ceux qui luttent pour faire triompher la vérité, sans se douter un seul instant qu'ils se rendent ainsi complices de cette mystérieuse entité : le Groupe Spécial 54/12 !

» Non, Harry, personnellement, j'ai décidé de passer une quinzaine en Californie et je n'en partirai pas avant le délai que je me suis fixé ; à moins que...

— A moins que le 54/12 hâte votre départ pour un monde meilleur ! soupira l'Américain. Je vous comprends et j'avoue qu'à votre place, j'agirais pareillement. Mais, bon Dieu ! s'emporta-t-il. Ne trouverons-nous pas le moyen de démasquer ces assassins, de jeter à la face du monde leurs agissements criminels ?

— Nous pouvons essayer, réfléchit Dorval. En profitant de notre conférence de presse, par exemple ? Les journaux publieront nos déclarations ; la radio, la télévision diffuseront nos interviews et nous ne mâcherons pas les mots. Mais, en fin de compte, de quelle preuve disposons-nous ? D'aucune ! Il y a bien ce miroir et un examen de laboratoire permettrait peut-être de déceler la nature de ce qui a provoqué sa désagrégation. Mais est-ce suffisant ?

— Peut-être pas, reconnut Forrest. Nous devons cependant rendre publiques nos conclusions ; il y va même de notre intérêt personnel. Car, en révélant le mode d'action du 54/12, celui-ci hésitera probablement à provoquer chez nous ces pseudo-infarctus !

— Mmm, mmm, rumina Monica, dubitative. S'ils veulent vraiment se débarrasser de nous, ils trouveront autre chose. L'astrophysicien Morris Jessup n'a-t-il pas été « suicidé » ? On retrouva son corps dans sa voiture, un tuyau en plastique reliant le pot d'échappement des gaz à l'intérieur du véhicule soigneusement fermé. Le malheureux avait soi-disant laissé tourner le moteur pour s'asphyxier ([17]). Lui qui luttait courageusement pour faire la lumière sur les disques volants ! Et après tant d'années de recherches, il se serait suicidé sans même laisser une lettre, un cri d'alarme destiné aux autres chercheurs ? C'est invraisemblable i

— Tout à fait mon avis, opina Raymond Dorval.

Il hésita, soucieux, et se décida finalement à ajouter :

— Je vais vous faire une proposition, mes amis. Si vous la jugez trop risquée, nous l'abandonnerons, mais j'en serais désolé car l'occasion est vraiment trop belle. Voilà mon plan...

 

*

 

Dix minutes plus tard, Raymond Dorval entrait dans le hall du motel. Il s'enquit auprès du réceptionniste d'un courrier important attendu et tendit la main pour prendre au tableau la clé de son studio. A ce moment-là, sortant du bar d'un pas rapide, Monica heurta la table basse du hall à laquelle Forrest était installé, faisant choir son verre de scotch qui se brisa sur le carrelage.

Le Français se retourna, se hâta vers elle, tandis que les clients présents dans le hall se retournaient eux aussi, intrigués par ce vacarme.

— Vous ne vous êtes pas blessée, Monica ?

— Non, Ray. J'ai été très maladroite... Excusez-moi, Harry. Je suis navrée... Oh ! votre pantalon ! Quelle idiote je fais !...

— Ce n'est rien, sourit-il en essayant de tordre le tissu maculé de whisky. Le bas de votre robe aussi est taché.